44 Basques tourmente V rires drame

Publié le par pierredunypetre.over-blog.com

Chapitre V. Les rires aussi, en plein drame

 

Inexorablement, notre captivité suivait toujours son cours habituel dans la ville martyre. Au camp, à l’intérieur de notre ancienne école, malgré le danger que nous partagions avec la population civile, nous ne semblions pas être concernés par le drame qui se déroulait autour de nous. Certes, nous recevions de temps en temps quelques bombes incendiaires, rapidement neutralisées, vu notre expérience en la matière. Certes, les maisons du quartier se présentaient en rangs de moins en moins serrés, de telle sorte que chaque matin, le paysage avait tendance à être plus dégagé que la veille. Mais par un curieux phénomène psychologique, fait d’inconscience autant que d’abrutissement, il ne nous venait pas à l’esprit qu’une «bombe alliée» pouvait nous exterminer. Il est vrai aussi que, chez beaucoup d’entre nous, l’habitude des violents combats de 1940, donnait naissance à une sorte d’optimisme raisonné. Les projectiles n’avaient-ils pas largement la place de tomber à côté de nous, plutôt que sur notre tête?

Dès lors, notre jeunesse rieuse et légère avait pris finalement le dessus. Chaque jour nous apportait son lot de plaisanteries plus ou moins macabres, devant les tas de ruines où s’alignaient les cercueils : «Quel casseur d’assiettes, ce sacré Churchill!», ou bien : «Quand le bâtiment va, tout va!», ou encore : «Pour le bois de sapin, quelle reprise!» Et je ne veux pas mentionner ici les grossièretés maison qui rehaussaient inévitablement ces réflexions, lorsqu’une délégation de personnalités nazies se rendait gravement devant les démolitions, afin de constater l’étendue des dégâts. Bref, à nous entendre, il semblait que nous étions tranquillement installés en spectateurs au cœur de ces visions d’apocalypse. Il est possible aussi que, par une aberration de l’esprit, chaque bombardement nous remplissait d’une sorte de joie, doublée d’un espoir épouvantable. Les massacres de cette guerre totale, ne contribuaient-ils pas à hâter la fin d’un conflit qui ne pouvait se terminer qu’à la suite d’immenses destructions! Nos ennemis ne souffraient-ils pas eux aussi et n’était-ce pas là, pour chacun de nous, un «juste retour des choses» qui se traduisait en secret, par je ne sais quel affreux sentiment de réconfort ?

Et puis, il faut le dire, les nombreux candidats à l’évasion reconnaissaient que, malgré tout, les démolitions avaient du bon. Nous trouvions alors mille occasions de nous équiper rapidement en vue du prochain «voyage». Car on n’était pas là pour s’attendrir, que diable ! Tous les soirs, en rentrant du boulot, les initiés pouvaient participer à un invraisemblable «marché persan» qu’on appelait aussi «la grande foire des évadés». On y vendait et on y échangeait clandestinement des cartes routières, des boussoles, des vêtements civils, des chaussures, du petit outillage, de l’argent allemand, le tout récupéré dans les greniers, dans les ruines, et même, le cas échéant, sur des cadavres !

 

Tract anti-évasions

Tract distribué par les Allemands pour dissuader les candidats à l'évasion

 

Quant aux fouilles, aussi fréquentes que systématiques, les connaisseurs avaient trouvé cent façons de les «feinter». C’est ainsi qu’une nuit, en plein bombardement, les volontaires que nos gardiens avaient recrutés parmi nous en catastrophe afin de combattre l’incendie d’un grand dépôt de tabac, profitèrent de l’aubaine pour se livrer à une récolte fabuleuse. De mémoire de bataillonnaire, on n’avait jamais vu chose pareille. Pendant plus de quinze jours, ces sauveteurs privilégiés poussèrent l’impertinence jusqu’à fumer d’énormes cigares sous le nez des Allemands complètement éberlués et qui finirent eux aussi par rire de ce «monde à l’envers».

Un autre aperçu de cette incroyable ambiance tragi-comique me fut donné par un camarade d’évasion de l’année précédente et qui faisait souvent équipe avec moi sur les toitures. Il y avait déjà plusieurs jours que nous réparions une maison dont le toit avait été complètement soufflé par l’éclatement d’une grosse bombe tombée providentiellement dans la cour. Non loin de nous, perché sur un balcon, un magnifique perroquet « nazi » braillait sans discontinuer de «Heil Hitler!» avec sa voix aigre et stridente. Furieux, mon compagnon se mit à lui donner chaque fois la réplique, en criant à son tour : «Vive De Gaulle!» La pauvre bestiole, sans doute satisfaite d’avoir trouvé enfin un partenaire « à sa hauteur », consentait alors à se taire. Mais, au bout d’un certain temps, quelle rigolade! Dès que nous apparaissions, le matin, sur le bord de la gouttière avec nos échelles et nos cordages, voilà que le perroquet se mettait à battre des ailes en nous saluant d’un retentissant «Vive De Gaulle!», agrémenté de quelques grossièretés, et avec l’accent de Sète par-dessus le marché ! «Décidément, concluait placidement mon camarade, même les perroquets acclament la «France Libre» à Cologne, la victoire approche!»

 

PLAQUE IDENTITÉ STALAG 2 crop

Accroché à sa ceinture, la plaque de prisonnier de guerre portant le numéro matricule de Pierre Duny-Pétré. Sont accrochés quelques souvenirs: morceaux de métal (avec insigne nazi) trouvés après les bombardements de la Royal Air Force sur Cologne, monnaie polonaise, balles.

 

A propos d’animaux domestique, peut-être certains rescapés de ce Bataillon, me reconnaîtront-ils, si je révèle que les acrobatiques couvreurs de la deuxième compagnie avaient choisi comme signe de ralliement, d’une charpente à l’autre, une chanson intitulée «Le tango du chat». Elle était bien connue à cette époque, car elle avait fait désespérément miauler tous les accordéons dans les bals populaires d’avant la guerre. C’était l’histoire d’un beau chat de gouttière qui courtisait une imprudente petite chatte. Le cite de mémoire, plus ou moins exactement, les passages suivants :

«ll y avait sur une toiture,

Un gros matou de belle allure,

Qui aimait sa petite chatte,

Une chatte… ingrate!

Lorsqu’il était tout en haut,

En lui faisant le gros dos,

Il disait: Miaou!

Et les chats du voisinage,

En écoutant ce langage,

Se disaient : Y’a du louche là d’sous!

Miaaaou!»

 

Bientôt, sur les toits de Cologne, on entendait plus que ça. Et là encore, avec cette indestructible et sans doute nécessaire gaieté, ne se trouvait-on pas en présence d’un étonnant mélange de drame et de plaisanterie?

 

Chapitre VI. Victoire de l’humain sur le barbare

 

J’arrête ici l’exposé de mes aventures vécues auprès des habitants de cette ville superbe. Lorsque je réussis à m’évader pour de bon, le 12 juin 1942, je me trouvais en chantier sur les toits du grand centre hospitalier de Cologne, dont les pavillons s’élevaient parmi la verdure d’un immense parc. Je pourrais dire que ma captivité se termina là, comme dans une apothéose, tellement le petit personnel de l’établissement fut aimable avec moi, en dépit de ma réputation d’évadé récidiviste, des rappels à l’ordre de la Direction, des «coups de gueule» du contremaître ou du «Feldwebel» (adjudant de l’armée allemande). Je me souviens encore de ces admirables infirmières qui soignaient furtivement mes doigts ensanglantés par la manipulation continuelle des tuiles. Je pense aussi à ces rieuses jeunes filles de la cuisine, où les ouvriers allemands m’envoyaient chercher du «rabiot» pour le repas de midi, et qui bourraient de victuailles mes poches, mon blouson et même ma chemise, dès que la Directrice ou la sentinelle s’éloignaient quelques secondes ! Et à ce médecin qui, par une dérogation inimaginable, parvint un jour à me recevoir à sa table, en famille, avec le prétexte de quelques menus travaux à faire sur la toiture de son logement. Bref,  je n’en finirais pas de me remémorer toutes les marques d’amitié dont je fus l’objet à Cologne. Vraiment ces manifestations inattendues de solidarité valaient la peine de figurer au spectacle extraordinaire et déconcertant de cette guerre. Un pareil contraste, dans l’ambiance infernale où nous étions tous plongés, semblait émaner de forces irrésistibles, et le triomphe de la sympathie entre damnés, fussent-ils ennemis, offrait quelque chose de poignant qui méritait d’être salué avant le grand départ.

 

Allemandes Cologne 1941

Femmes allemandes à Cologne: Agatha Stramb, 2-4 Mühlengasse, Köln. A. R. 1941

Dr Teniert, Sülz. Köln.  Mme X. 16 Gustav Strasse, Köln. Sülz

 

Bien sûr, le hasard voulut aussi que je connusse, ma jeunesse aidant, quelques «bonnes fortunes», hélas bien plus fugitives que celles du gros matou de la chanson! Mais à présent, étant donné le temps passé, je les évoque avec beaucoup d’émotion, car je ne puis m’empêcher de reconnaître à quel point, malgré les risques, ces femmes allemandes se montraient maternelles et consolantes, à l’égard du pauvre gamin, privé de tout, que j’étais alors pour elles. Dans des circonstances aussi tragiques, loin de se présenter comme de vulgaires «sales garces», ces malheureuses faisaient preuve, sans arrière pensée, d’une émouvante sentimentalité, avec les faiblesses qui résultent souvent de la douceur du caractère. Non sans quelque pudeur, comment ne pas s’en souvenir, avec un peu de reconnaissance et même de compassion et de respect?

Parmi ces gens-là, beaucoup ont dû mourir, déchiquetés par les explosions ou écrasés sous les décombres de leurs demeures si soignées et si coquettes. Peut-être certains d’entre eux, victimes de leur générosité irréfléchie, ont-ils été arrêtés par l’impitoyable Gestapo. En tous cas, malgré mes brusques mouvements de colère, malgré les désirs justifiés de vengeance que j’ai éprouvés plus tard, soit dans les Maquis, soit lors des derniers combats de la Libération, jamais je ne pourrai oublier mon séjour aussi tragique que pittoresque chez ces Allemands. Comment ne pas se rappeler ces pauvres gestes de compréhension, si simples, si anodins en eux-même et cependant si remarquables au milieu de la sauvagerie guerrière et de la détresse générale?

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