45 Basques tourmente chap III feux artifice

Publié le par pierredunypetre.over-blog.com

Chapitre III. Les feux d’artifice 

 

Bientôt, ce fut le printemps 1942. Pendant les trois mois qui précédèrent ma dernière évasion, j’ai travaillé presque exclusivement comme couvreur-zingueur. Il faut dire que les bombardements de la RAF (Royal Air Force britannique) devenaient de plus en plus fréquents et de plus en plus meurtriers. Pratiquement toutes les nuits, on pouvait compter jusqu’à trois vagues successives d’avions : une vers 21 heures, une autre vers minuit, et la troisième vers quatre heures du matin. Parfois, même en plein midi, un appareil solitaire surgissait brusquement entre les nuages et lâchait par surprise son chargement de bombes. Quant aux appareils abattus par l’artillerie anti-aérienne, lorsqu’ils tombaient sur la ville avec leurs engins explosifs, c’était tout le quartier qui sautait à la fois. Il s’agissait généralement de bombes de 500 ou de 1000 kilos. Aussi, le souffle des déflagrations d’une part, et les éclats d’obus de la DCA d’autre part, mettaient-ils à rude épreuve toutes les toitures, au cours des formidables «feux d’artifice» nocturnes que j’observais de temps en temps, plutôt que de descendre aux abris dans les caves. J’étais alors poussé par la curiosité et surtout, je désirais voir dans quelle mesure une évasion serait possible pendant la durée d’une alerte aérienne.

 

GOBELET-ALU-2_crop.jpgGOBELET-ALU-1_crop.jpg

Cologne, bombardement du 26 avril 1942, "Vive la RAF". Quart français, modèle 1935 en aluminium embouti. Inscription gravée par Pierre Duny-Pétré sur un morceau de métal, après un bombardement nocturne de la RAF sur Cologne.

 

Les «feux d’artifice»! C’est de cette façon que nous appelions, par dérision, les séances nocturnes de bombardements. Je n’oublierai jamais ce genre de spectacle, alors que je me trouvais tranquillement installé devant les baies vitrées du dortoir. Après les hurlements sinistres des sirènes, on commençait à entendre le grondement de plus en plus rapproché des bombardiers. De puissants projecteurs se mettaient aussitôt à fouiller le ciel noir et balayaient la nuit dans tous les sens à l’aide de leurs faisceaux lumineux, afin de repérer un avion parmi ceux qui survolaient la ville. Dès que les Allemands parvenaient à éclairer un appareil, tous les projecteurs se braquaient sur lui et ne le quittaient plus. L’avion apparaissait alors, brillant d’un éclat métallique, et cherchait à échapper à la lumière qui le suivait continuellement. Il plongeait dans le noir, se redressait à la verticale et le pilote faisait toutes les acrobaties dont il était capable. Mais souvent en vain, gêné sans doute par le poids des bombes qu’il transportait. L’artillerie allemande avait alors une cible de choix et s’acharnait sur lui. Le spectacle était extraordinaire. La DCA utilisait de petits «canons-revolver» qui tiraient en rafales continuelles. Et l’on voyait monter vers le malheureux bombardier un véritable chapelet d’obus multicolores qui s’égrenait vers lui. Car il s’agissait de projectiles «traceurs», grâce auxquels les artilleurs pouvaient diriger leurs tirs à travers la nuit. Arrivés à hauteur de l’avion, ils explosaient les uns après les autres dans un magnifique bouquet d’étincelles incandescentes.

 

VIVE LA RAF PLOMB FONDU crop

Elément de métal fondu ramassé à Cologne suite à l'action des bombes incendiaires de la RAF, avec une petite inscription-souvenir gravée par Pierre Duny-Pétré

 

Mais pendant que la DCA s’occupait exclusivement de cette unique proie bien éclairée qui se présentait à ses coups, les autres avions de la vague tournoyaient dans l’obscurité et avaient alors le loisir de bombarder à leur guise. Pour cela, ils commençaient par lâcher partout des fusées éclairantes. Le système lumineux de ces engins était maintenu en l’air au-dessus des bâtiments grâce au mouvement giratoire d’un mécanisme qui les empêchait de descendre trop rapidement. Alors, pendant plusieurs minutes, on pouvait y voir comme en plein jour! Aussitôt, dans un rugissement effroyable, les grosses bombes explosives descendaient sur les maisons. Elles éclataient avec un bruit qui faisait trembler la terre.

Après cette entrée en matière, la vague des avions anglais, pour profiter encore un peu de la lumière des dernières fusées, revenait de nouveau sur les mêmes lieux, en volant cette fois à très basse altitude, prenant en enfilade la plupart des rues afin de les arroser avec des bombes incendiaires. Elles perçaient les toitures et les plafonds, pour s’immobiliser finalement au milieu des maisons. Dans un bâtiment de huit étages, la bombe s’arrêtait généralement vers le troisième ou le quatrième. Ces engins ressemblaient à des tubes mesurant près de cinquante centimètres de long, avec un diamètre de huit à dix centimètres. Mais au lieu d’être cylindriques et lisses, ils présentaient une section hexagonale. De couleur marron ou rouge foncé, on aurait dit d’énormes crayons. Lorsqu’ils descendaient du ciel, ils étaient maintenus à la verticale, grâce à leur partie inférieure constituée par un métal très lourd, qui leur assurait une pénétration profonde en vertu de la vitesse acquise en tombant.

Traversant plusieurs plafonds, ces bombes venaient se loger tout aussi bien dans les meubles qu’elles trouvaient sur leur passage. Sans doute grâce à un système de percussion, elles se désintégraient en lançant autour d’elles de larges étincelles qui enflammaient tout ce qui pouvait brûler. Selon les Allemands, elles dégageaient une chaleur d’environ deux mille degrés. L’eau ne pouvait rien faire contre elles, pour les éteindre, un seul moyen : il fallait les recouvrir avec du sable. Chaque habitant était invité à se munir d’un seau plein de sable, ainsi que d’une petite pelle de ménage, afin de neutraliser ces engins diaboliques. Sur tous les murs de la ville, des affiches illustrées représentaient la façon d’éteindre une bombe incendiaire. Outre les explications écrites, on pouvait y voir un homme accroupi, muni d’un seau d’eau plein de sable et d’une pelle. Il avançait vers la bombe en poussant devant lui une tablette ou un guéridon en guise de bouclier.

Dans la plupart des rues, on apercevait souvent, sur les trottoirs en ciment, un petit trou hexagonal découpé sans bavure, comme à l’emporte pièce : elles avaient entièrement disparu dans le sol. En tombant, elle ne faisaient pas beaucoup de bruit. L’avion qui en arrosait la ville les lâchait par chapelets le long des rues, on aurait dit que quelqu’un venait de renverser des charretées de cailloux sur les toitures ou sur la chaussée.

Quant à l’avion qui avait attiré sur lui l’ensemble des tirs de la DCA, il finissait parfois à se sauver, lorsqu’il avait la chance de bénéficier d’un temps nuageux. Mais quand il était frappé à mort, et toujours éclairé par les faisceaux lumineux, on le voyait descendre doucement pour essayer de tomber dans la campagne environnante. Cependant une nuit, j’ai assisté à un spectacle inédit. L’appareil britannique, au lieu de s’éloigner vers une lointaine banlieue, fit un brusque retour sur lui-même et le pilote parvint à le ramener vers le centre de Cologne. Alors, comme dans un éclair, deux ou trois parachutes apparurent grâce à la lumière aveuglante des projecteurs allemands. On aurait dit de petites fleurs blanches qui s’épanouissaient les unes après les autres. Et puis l’avion s’abattit brusquement sur la ville avec toutes ses bombes. Le fracas fut épouvantable. Notre maison vacilla et quelques couchettes du dortoir tombèrent sur le plancher. Ma grande baie vitrée perdit quelques carreaux. Heureusement, je m’étais déjà laissé glisser jusqu’au sol, craignant de recevoir la fenêtre sur la figure, tellement le souffle de l’explosion avait été violent.

 

Chapitre IV. La vie quotidienne dans le massacre

 

Le lendemain des bombardements, commençait toujours la «chasse» aux tracts anglais, à l’occasion de laquelle nous faisions une concurrence acharnée à la police allemande. Ces documents qui tombaient du ciel au cours des alertes aériennes, étaient destinés à la population civile. Ils représentaient généralement des photos de l’horrible massacre que la «Luftwaffe» (Armée de l’air allemande) venait de faire en Angleterre. Seule l’odeur manquait, évidemment. Car bientôt à Cologne, en raison des premières chaleurs, les décombres encore fumants exhalèrent des relents de cadavres, dans la poussière jaunâtre des gravats. Le sang se coagulait entre les briques disjointes. Des gens hagards, à demi vêtus, parcouraient les ruines informes et pleuraient en silence, comme si un cri ou geste excessif leur eut paru sacrilège. Eternelle vision de guerre et de cauchemar.

 

Cologne 1945 bombardée

L'état de la ville de Cologne, photo prise en 1945

 

«Il était une fois une belle ville qui s’appelait Cologne… » Cette phrase qui me fit un jour tressaillir, avait été prononcée à côté de moi, dans un français impeccable, par un vieux Monsieur dont le visage hallucinant que la fumée avait noirci, ruisselait de larmes, tandis qu’à grandes pelletées, j’étais occupé à charger sur un camion les derniers débris de sa demeure.

Je garde aussi l’affreux souvenir d’une nuit particulièrement tragique : celle du 26 avril 1942. Des raids aériens d’une extrême violence avaient affecté le centre de la ville, selon la méthode habituelle. D’abord, d’énormes bombes explosives pénétrèrent profondément sous terre et la plupart des canalisations d’eau furent détruites, de telle sorte que le feu, allumé par une multitude d’engins incendiaires, ne put être maîtrisé par les pompiers. Ils ne disposaient plus de pression pour pouvoir arroser les maisons qui brûlaient ! En outre, comme l’eau des tuyauteries crevées se répandait partout, beaucoup de gens furent noyés au fond des caves où ils s’étaient réfugiés. Dans les étages, l’incendie se généralisa. Des rues entières flambèrent d’un bout à l’autre de Cologne et cela dura près d’une semaine, pendant laquelle il fit pratiquement nuit, en raison de l’épaisseur de la fumée. Quant aux prisonniers de guerre, ils restèrent à l’intérieur de leur logement, puisqu’il était impossible de se rendre au travail. Il fallut attendre que le feu s’éteignît tout seul… Une rumeur courut alors, selon laquelle les Anglais avaient voulu fêter ainsi je ne sais quel anniversaire nazi, particulièrement cher à l’entourage de Hitler. Le fait est qu’ils avaient réussi.

Cependant, parmi les quartiers épargnés, la vie continuait quand même miraculeusement, selon sa petite routine quotidienne, sans que soit troublé le calme des matins ensoleillés. Souvent, en équilibre sur mes chevrons, j’apercevais au coin d’une place, un pauvre infirme qui tournait péniblement la manivelle de son orgue de barbarie. La musique, d’abord lointaine et assourdie, remplissait peu à peu les ruelles et débordait vers moi, par-delà les gouttières, les pignons ou les clochers, comme pour réveiller doucement avec ses notes lénifiantes, le silence lourd de la cité douloureuse. Certains airs du répertoire me reviennent encore à l’esprit d’une façon lancinante : quelques vieilles rengaines surannées, mais si mélancoliques et si tendres, après la tuerie de la nuit, que j’en étais tout bouleversé. Elles me rappelaient aussi le temps, le «bon vieux temps» où j’étais jeune lycéen à Bayonne.

Parfois, du haut de mon observatoire, je voyais arriver le marchand des quatre saisons, bavard et jovial, avec son petit âne qui tirait une carriole. Un pauvre petit baudet tout gris, tout démodé dans cette immense ville moderne, et que les gosses du voisinage venaient caresser, pendant que la maman achetait quelques légumes. Il n’avait rien de commun, le malheureux, avec les puissants ânes noirs, fiers et fringants, aux harnachements cuivrés à franges rouges de mon enfance navarraise. Au Pays Basque, on les appelait Nafar-astoak, les ânes de Navarre. Mais un matin, alors que je passais dans une rue qui n’était plus qu’une montagne de décombres, je vis le petit âne gris qui gisait dans la poussière épaisse, sous le doux soleil printanier, déjà gonflé et couvert de mouches. Il était mort, lui aussi, auprès de son charreton disloqué, pitoyable victime indirecte d’une bande d’Hitlériens sans âme et sans foi.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
O
Bonjour, bravo pour votre blog,bravo pour vos récits,ces témoignages m'ont passionné, vos "petites histoires" font tellement partie de la grande histoire, est vous la transmettez magnifiquement<br /> bien.Merci
Répondre
C
Récit vraiment poignant. Excellent article.
Répondre